Perspective, ou Un point avec un sandwich au jambon, qui regarde la Seine

By Publié dans - La vie on juin 3rd, 2016 The Attentive Body/Elaine Konopka

Généralement parlant, nous sommes en tant qu’êtres humains une espèce myope et le devenons de plus en plus à mesure de notre évolution. Les statistiques les plus récentes montrent que la myopie affecte 42% des Américains, 39% des Français et jusqu’à 80% des habitants des pays industrialisés d’Asie.

Les scientifiques ne s’entendent pas encore très bien sur les raisons de cette épidémie mais il est évident qu’à quelques exceptions près, notre travail et nos loisirs dirigent notre attention vers ce qui est en gros plan – les détails, les écrans, les livres et les gadgets – de façon bien plus insistante et systématique qu’avant. En d’autres termes, regarder près est devenu une habitude et la plupart d’entre nous ont perdu le réflexe de regarder loin – non seulement au détriment de notre vue, mais de notre bien-être.

 

On a clear day… on peut relâcher les muscles des yeux

Nos yeux recèlent une merveilleuse complexité et présentent une particularité qui s’appelle “muscles ciliaires” ; ceux-ci se contractent et se relâchent pour modifier la courbe du cristallin, afin d’optimiser la projection de la lumière sur la rétine. La myopie (l’incapacité de voir nettement les objets à distance) indique que les muscles ciliaires sont excessivement contractés. S’il n’y a pas assez de variété dans la distance que nous considérons, les muscles ciliaires peuvent se retrouver bloqués dans un état de contraction constante dû à un excès de vue de près.

Donc : regarde au loin et, littéralement, quelque chose va se détendre dans ta tête. Essaie tout de suite, si tu disposes d’une vue lointaine, et vois si ça te fait cet effet-là.

(Petit note sur l’hypermétropie ou la presbytie : le nombre de personnes qui en sont atteints est considérablement élevé mais la plupart des sujets ont 45 ans et plus, alors que la myopie se détecte de plus en plus tôt chez les enfants. On pense que la presbytie provient du processus de vieillissement qui n’inclut pas seulement un affaiblissement des muscles ciliaires mais aussi un épaississement du cristallin, ce qui rend plus difficile l’accommodation aux objets proches. Cela dit, varier consciemment la distance des objets qu’on regarde ne semblerait pas être une si mauvaise idée que ça.)

 

Voir sans savoir

Il est très clair que les conséquences de nos modes de voir dépassent les mécaniques de la vision. Esther Sternberg, experte en science neuro-immunitaire, pose l’hypothèse selon laquelle ce que nous percevons avec nos sens affecte directement la capacité de notre corps à se guérir. Colin Ellard, qui fait des recherches en neuroscience sur l’espace urbain, dit que lever les yeux nous “aide à faire disparaître les chaînes terrestres qui nous lient aux événements prosaïques d’une vie ordinaire… et à ressentir les émotions positives et le confort qui viennent d’une connexion avec une existence élargie.” Le neuroscientifique Irving Biederman a montré que la perception de vastes vues amenait le cerveau à libérer des opioïdes naturels comme les endorphines.

En somme, quelques-unes des recherches les plus fascinantes montrent que regarder loin booste notre système immunitaire, nous donne à ressentir une meilleure connexion avec le monde et provoque une euphorie naturelle. Il ne s’agit pas uniquement de profiter d’un charmant petit paysage. Vaste ou lointaine – coucher de soleil, sommet de montagne, ligne de toits – cette vue peut donner le sens de la perspective : considérer de façon différente des situations ou des faits et juger de la relativité de leur importance. Cela n’est pas forcément confortable. Les vues nous rappellent l’immensité du monde et notre place à l’intérieur. Il y a un mystère intégré dans les vues lointaines : elles promènent nos yeux tout là-haut ou tout en-bas. Nous pouvons regarder par-là, sans pouvoir y être, sans pouvoir le toucher, sans pouvoir le cerner. Si on a l’esprit tranquille à ce moment-là, un frisson palpable se manifeste, une petite étincelle de peur, la bonne, celle qui veut dire qu’on est en vie. Si on arrive avec la volonté de dominer ou de contrôler ce qu’on voit, ou encore d’imposer quelque chose, il est probable que l’émerveillement ne sera pas au rendez-vous, ni la moindre perspective nouvelle. Il faut voir, non pas savoir.

Le jour où mon mari et moi nous sommes séparés, je suis allée à l’aéroport avec lui. Ce fut un adieu avec des torrents de larmes, puis il passa la porte d’embarquement et disparut. J’étais seule, comme j’avais choisi de l’être, dans une ville étrangère, sans rien, rien de matériel à proprement parler. J’avais le vertige, j’étais triste et trébuchai jusqu’au RER où je restai assise en tremblant dans le train qui me ramenait à Paris. Je n’avais aucune idée d’où aller. Sans doute une partie de moi voulait-elle se lover en boule comme un foetus, mais au lieu de ça, je me suis retrouvée sur les toits de la Samaritaine, cet antique et colossal grand magasin près de la Seine. J’ai dépensé mes précieux francs pour un sandwich au jambon et un coca follement chers. Et j’ai regardé. Je tremblais mais le couvercle qui jusque-là recouvrait la boîte qu’était devenue ma vie avait été ôté ; la ville se déployait devant moi, me rappelant que j’étais seule… et pas seule. J’étais petite, mais en vie. Ce que j’avais fait était énorme, mais voilà que j’étais là, un point dans l’univers avec un sandwich au jambon, qui regardait la Seine.

La dernière fois que tu t’es mis(e) dans cette position de point dans le grand tout, que tu t’es autorisé à être petit mais à voir grand, quand était-ce ? D’avoir une vue d’ensemble, sans pour autant savoir quoi que ce soit ?

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